N°15 L'ARCHIPEL DU GOULAG
d'Alexandre Soljenitsyne (1973)
Le numéro 15, le numéro 15, mais bon sang arrêtons de mettre des numéros aux artistes, surtout pour parler d'un dissident qui fut condamné au Goulag pour avoir justement refusé d'être un numéro !
En plus, Alexandre Soljenitsyne, né en 1918 donc âgé de 82 ans, se fiche sûrement de savoir qu'il est classé n° 15 dans notre Top 50 pour sa fresque épique de l'univers concentrationnaire soviétique : L'Archipel du Goulag, publiée à Paris en décembre 1973 et en Russie seulement 17 ans plus tard, en 1990.
Je voudrais être très clair : ce reportage en direct de l'enfer est un des livres les plus insoutenables que j'aie jamais lus de ma vie, et pourtant Dieu sait si j'en ai lu, des livres insoutenables, des 120 journées de Sodome à American Psycho. D'habitude j'adore l'insoutenable, quand il est fictif. Malheureusement tout ce que raconte Soljenitsyne est vrai : les tortures physiques et mentales, les travaux forcés, les punitions, la faim, le froid sibérien (où les crachats après, gèlent avant d'atteindre le sol par moins cinquante), les fosses communes, les tentatives de révolte réprimées avec une implacable violence, les manipulations, les humiliations qui voulaient réduire l'homme à l'état d'animal, et y parvinrent parfois, mais pas toujours : L'Archipel du Goulag est là pour en témoigner. Et tous ces gens étaient innocents : des « agneaux », écrit Soljenitsyne, qui fut déporté pendant 8 ans pour avoir simplement critiqué Staline sans le nommer dans une lettre à un ami! Comme dans La Plaisanterie de Kundera! Ce monument aux morts n'a pas été élevé seul par Soljenitsyne mais grâce à l'assistance et au soutien de 227 autres suppliciés du totalitarisme communiste, au péril de leur vie (ne disposant pas de papier, ils apprirent par cœur le livre) ; et il parle au nom des millions d'autres martyrs de ce qu'il appelle « l'industrie pénitentiaire ».
D'autres déportés avaient publié des récits terrifiants avant Soljenitsyne : Les Récits de la Kolymade Varlam Chalamov, Le Vertige de Evguenia Ginzburg, mais c'est Soljenitsyne qui révéla vraiment au monde comment l'utopie socialiste avait tourné au cauchemar, ce qui valut à ce nouveau Tolstoï le Prix Nobel de Littérature en 1970, qu'il accepta malgré la censure, avant d'être expulsé d'URSS en février 1974 (il n'y revint que 20 ans après, tel d'Artagnan). On pourrait conclure en disant que, même s'il est idiot de vouloir comparer les deux hécatombes, le génocide nazi avait au moins l'avantage d'être clairement fondé sur la haine raciste, alors que celui des communistes était plus hypocrite puisqu'il prétendait répandre le bonheur sur terre. Je suis surpris par ailleurs de ne pas voir figurer Si c'est un hommede Primo Levi dans ce classement démocratique, livre tout aussi indispensable (même si le Journald'Anne Frank est heureusement là pour représenter la Shoah).
Cette série de 50 livres est, au fond, à l'image de notre siècle : elle contient quelques œuvres jolies et légères, comme Gatsby ou Bonjour tristesse,mais aussi beaucoup de livres bouleversants qui montrent à quel point nos 100 dernières années ont battu tous les records en matière de monstruosité, de barbarie, de racisme et de tyrannie. Que faire de tout cela ? En lisant L'Archipel du Goulag on se sent écrasé et impuissant, et simultanément on se dit que toutes ces horreurs doivent bien servir à quelque chose — à ce que plus jamais on n'en arrive là. La leçon que ma génération doit en tirer fait froid dans le dos : et si l'absolue cruauté du siècle précédent nous était tout simplement... utile? Fallait-il en passer par là? L'absurdité de ces tortures deviendrait alors une nécessité et Soljenitsyne, le Dante moderne... un utopiste?
De toute façon, toute personne qui ne sera pas d'accord avec ce que je viens de dire sera immédiatement arrêtée, enfermée dans un cercueil rempli de punaises, puis plongée pendant 8 heures dans un bain d'eau glacée devant un haut-parleur diffusant en boucle « La Danse des canards ». Car tel est mon bon vouloir.